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Au milieu du film, la Minnie’s Mercery, théâtre de ce huis clos hivernal planté sur les plaies non cicatrisées d’un Wyoming post-guerre de Sécession est présentée comme un parfait petit havre de paix. À ce moment personne n’est dupe, et le spectateur sait déjà, devant ce melting-pot hétérogène, comptant un chasseur de primes noir, deux racistes, un desperado, un chasseur de primes blanc, une renégate, un Européen raffiné et un Mexicain, que cette maison de poupée aux couleurs suaves d’une Amérique réconciliée, n’attend que de se faire pulvériser. À l’image de la bonbonnière multicolore, rangée bien trop haut sur les étagères de l’utopie, l’idéal démocratique n’est qu’un bibelot sans usage, prêt à voler en éclat à la moindre secousse.

Au terme d’une première partie toute en tension sourde, Tarantino place patiemment ses pions pour mieux faire durer le spectacle lancinant d’une nation damnée, purgée de héros qu’elle ne mérite même pas en fiction. Tarantino fait plus que jamais défiler des blocs d’histoire américaine à intervalles réguliers dans une nation en proie à toutes les hypocrisies, et fait carrément du mensonge, de l’imposture et de la paranoïa, les fondements pathologiques d’une société moribonde, incapable de faire coexister ses citoyens sous un même toit.

Jamais Tarantino n’avait atteint une hauteur de vue comparable à celle qui fait des Huit Salopards une œuvre majeure. Recul par lequel, esquissant une représentation totalement déréglée de la société américaine post-esclavage, son huitième film s’élève non seulement au dessus de la chevauchée purement corrective de Django, mais sort pour la première fois du formol de sa cinéphilie. Son penchant pour le pastiche, autrefois assumé pour le seul plaisir d’offrir un beau clin d’œil aux victimes de l’histoire des sous-genres, finit par déteindre sur son propre cinéma, dans un magistral auto-pastiche. Tarantino synthétise tout le personnel héroïque de ses films en un peuple d’abrutis.

Drôle de tournant auto parodique à quoi s’ouvre une cinématographie dont la séduction tire, depuis Jackie Brown, ses fruits d’un manichéisme jubilatoire. Jusqu’à Django, jusqu’à l’exploitation des Noirs par les Blancs, jusqu’à l’asservissement d’un peuple sans défenses par une caste coupable, la présomption d’héroïsme est encore possible. Après quoi, une fois les Noirs rendus à leur libre arbitre, le tapi d’idéalisme se dérobe sous les lois conjuguées du talion et du sauve qui peut : ainsi du major Marquis Warren, héritier direct du personnage de Django, réduit ici à une figure de vieil affabulateur dont l’étoffe potentielle de héros craque sous les bombements d’une vie de mensonges et de frustrations. Et qu’il se glisse sous les traits du vieux majordome corrompu de l’enfer négrier de Candyland dans Django – Samuel L. Jackson, encore étincelant – n’a évidemment rien d’anodin : comment un Noir éduqué par les Blancs à une violence libératoire pourrait-il conserver le visage de l’innocence ? Django, libéré par les outils d’asservissement de son propre peuple, hérite ainsi du visage de la perfidie, payant au prix fort son drôle de pacte faustien avec le pays de l’oncle Sam.

Le mal fait surface sous les traits de l’imposteur. Alors que MacReady est persuadé que l’un des pensionnaires de la mercerie n’est pas celui qu’il prétend, le récit bascule au moment de son empoisonnement, renversant subitement les règles du Cluedo. Dès lors, la question n’est plus de savoir sous quel masque se dissimule le monstre, mais qui d’entre tous peut encore être innocent. La réponse, limpide, est donnée dans l’épilogue. Scellée par la pendaison de la renégate, la réconciliation entre Marquis Warrend, le noir et Chris Mannix, renégat raciste se fantasmant shérif, reflète le visage monstrueux de la fraternité : qu’un Noir ayant fui le gibet toute sa vie se retrouve à tirer la corde en se bidonnant, épaule contre épaule, avec le plus raciste de tous les salopards en dit long sur le sort que le cinéaste réserve à l’héroïsme. Si bien qu’à la question de savoir lequel, dans ce raccourci d’Amérique, peut encore être innocent, Tarantino ne fait pas d’équivoque : aucun, évidemment.

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